
Le premier tome d’une série par
Frank Herbert rayonne depuis des décennies, bien au-delà du cercle des lecteurs de science-fiction, grâce à son œuvre majeure, Dune. Pour ma part, il me faut bien avouer que je n’avais jusqu’ici jamais lu un de ses livres. Pas même Dune (*). Ayant décidé de découvrir cet auteur par une autre œuvre que celle qui l’a rendu célèbre, et au terme de quelques recherches, Destination Vide a fini par attirer mon attention. Premier tome d’une trilogie thématique, nommée “Programme Conscience”, il est considéré comme un classique de la science-fiction représentant assez bien les préoccupations politiques, philosophiques et métaphysiques de son auteur. Et à la lecture du résumé, je me suis demandé ce qu’un auteur écrivant il y a un demi-siècle pouvait bien avoir de pertinent à raconter sur un thème très actuel : l’Intelligence artificielle. Et plus précisément sur la possibilité de la voir accéder à la conscience !
(*) Bon, en vrai, si ! Mais au bout de quelques centaines de pages, le gamin que j’étais s’était retrouvé dépassé et déçu par un récit qui ressemblait peu, à mes yeux, au film de Lynch.
Autant le dire de suite, il ne m’a pas été facile de m’immerger complètement dans ce texte. Le côté très daté de la technologie décrite a ébranlé plus d’une fois ma motivation à continuer ma lecture. L’idée que je ratais sans doute quelques références philosophiques ou religieuses m’a aussi dérangé : je suis sans doute passé à côté de quelques concepts. Mais malgré cela, j’avoue que j’ai fini ce livre sur un sentiment plutôt positif.
Votre mission… n’est pas celle que vous croyez !
XXIe siècle. C’est la septième expédition que la Terre envoie en direction d’Alpha Centauri en vue d’en coloniser une planète. Les six premières ne sont même pas parvenues à sortir de notre système ! Boum ! Vaisseaux, matériels et équipages : vaporisés. Quelque chose semble tourner mal à chaque fois. Et pour l’équipage actuel, après seulement six mois de voyage, il semblerait que ça se présente mal aussi. Les trois cerveaux humains connectés à l’ordinateur de bord et chargés de la navigation présentent un encéphalogramme plat. Comment et pourquoi ? Voilà des questions que l’équipage actuel n’a pas le temps de se poser. Ils sont quatre à être éveillés et en mesure de piloter, un moment, ce vaisseau abritant trois mille colons en sommeil artificiel. Soit ils font demi-tour, soit comme le leur suggère vite leur chef, ils trouvent “une solution”. Cette dernière s’impose assez vite à Bickel, l’ingénieur du groupe : remplacer les cerveaux humains par un cerveau artificiel, greffé à même l’ordinateur de bord. Une intelligence électronique capable de penser par elle-même et de les mener au terme de ce voyage de plusieurs décennies. Une intelligence artificielle. Le grand interdit, depuis L’Incident (*).
(*) Une première tentative de créer une conscience artificielle ayant engendré une catastrophe dont Herbert ne nous donnera pas les détails.
Ce que Bickel ne sait pas, mais que le lecteur et le psychologue-aumônier eux savent très bien, c’est que les dés sont pipés. Dès le départ, et même bien avant. Tous les vaisseaux et les équipages précédents, tous des clones de l’équipage actuel, étaient destinés à se retrouver dans cette situation critique, en perdition. Car leur vraie mission, vous l’aurez deviné, est la création de la première IA. Enfin, de la première IA qui ne s’en prendrait pas immédiatement à ses créateurs dès son accès à la conscience, plutôt. Comme avec L’Incident.
Clonés pour réussir ou… mourir
Si Bickel et Timberlake, l’autre technicien chargé, lui, du maintien en bon état de la cargaison “biologique” vont mettre un certain temps à soupçonner la machination dans laquelle ils se sont embarqués, pour Raj, l’aumônier-psychologue, c’est dès le départ un état de fait. Lui et Prudence, la trop séduisante médecin-mathématicienne (*), connaissent en effet le plan.
(*) Oui, trop séduisante, mais très intelligente quand même. Les années 60 et la place des femmes…
En partie du moins. Ils savent que leur rôle est d’être l’aiguillon poussant Bickel à tenter le tout pour le tout, à créer une IA viable. Mais ils savent aussi sur quel bouton ils doivent appuyer, si l’expérience venait à tourner mal et accouchait d’un monstre. Bref, une mission suicide pour un équipage de clones qui se sait sacrifiable, mais dont l’issue pourrait s’avérer tout autant capitale pour l’humanité que trivialement vitale pour eux et leur cargaison biologique.
Huis-clos psychologique, questions métaphysiques
La technologie future qu’imagine Herbert souffre de son ancrage dans les années soixante, je l’ai déjà souligné. Il imagine ainsi une informatique très clairement rudimentaire (*), alors qu’au niveau des sciences de la vie, il imagine des avancées qu’on sait maintenant difficiles à atteindre : ses clones partagent leurs personnalités incarnation après incarnation, par exemple. Mais malgré cela, son texte soulève des questions pertinentes d’une brûlante actualité : peut-on créer une conscience artificielle ? Et comment définir la conscience pour commencer ? Et en cas de réussite, à quoi doit-on s’attendre ? À un esclave docile révérant son créateur tel un dieu ? À un mauvais génie cherchant à nous détruire ? Les débats autour de ces interrogations sont au cœur de ce roman, et de fait les dialogues et les monologues intérieurs des quatre protagonistes passent loin devant le peu d’action nécessaire à l’avancée de l’intrigue.
(*) Fabriquer une IA quand tes processeurs fonctionnent encore avec des “bandes”…
L’ambiance est donc lourde dans ce vaisseau, du début jusqu’à la fin, et les propos des personnages oscillent entre débats philosophiques et propos dépressifs, voire hallucinés, traversés de délires paranoïaques. Une paranoïa alimentée aussi bien par le destin fatal des précédentes missions que par le souvenir de L’Incident. Et qui conduira les deux techniciens à rapidement imaginer que leur mission est un prétexte, qu’ils n’ont jamais été censés parvenir à destination. Les deux autres, chargés de les manipuler, ne sont pas en reste non plus : alors que Prudence s’essaye aux psychotropes pour augmenter ses facultés d’analyse et ainsi aider Bickel, Raj lui sombre dans une sorte de délire religieux. Ajoutez à cela un vaisseau subissant de plus en plus d’avaries, dont certaines totalement incompréhensibles, et vous pourrez vous imaginer comme ça rigole !
Au final…
Il y a de grands moments de tension, quelques rebondissements intéressants et, très heureusement, une fin que je n’ai pas vu venir et qui bien entendu m’a beaucoup plu. On parle quand même d’un livre que beaucoup (*) citent comme une référence, et il devait bien y avoir une raison : sa double chute ! À une vingtaine de pages de la fin, j’envisageais une note terrible, puis… une accélération notable et un rebondissement de dingue ! Enfin, de dingue… Inattendu, énorme et plutôt bien amené !
(*) La vieille garde du fandom SF… et qui va, je l’espère, détester ma manière nonchalante de mettre une note inférieure à 10 à ce livre !
Bref, j’avoue que mon intérêt a été éveillé et qu’on me verra peut-être lire le second tome de cette série un jour. C’est effectivement un livre dont le fond est pertinent, mais si j’avais été l’éditeur d’Herbert, je lui aurais fait raccourcir son texte et abréger quelques monologues. Cela dit, ce qui pour moi fut un défaut sera peut-être une source d’intérêt pour d’autres : l’aspect théâtral de ce texte a tout pour plaire à certains lecteurs. Bref, recommandable, mais pas forcément pour tout le monde !
Fiche JKB
Traduction : Jack Polanis
Titre original :
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Couverture :