Petite claque que cette novella d’un auteur que j’apprécie énormément, mais dont j’ai finalement lu assez peu de livres pour qu’il me surprenne encore, voire me prenne de court. Vous connaissez la Moldavie ? Ce petit pays de l’Europe de l’Est, et sa mince bande de terre, revendiquée par des russophones, qu’on appelle la Transnistrie ? Comme vous, avant, j’aurais répondu que oui je voyais à peu près où ça se situait, sans en savoir plus sur ses spécificités(*). “La peste du léopard vert” m’en a appris bien plus sur ce territoire, qui n’est même pas un pays, mais dont l’économie est… des plus dynamiques, dira-t-on.
(*) Je savais déjà que cette enclave russophone n’était pas des plus recommandables, mais franchement pas plus. Ça a changé, j’en sais plus.
Sorte de techno-thriller contemporain, mêlé à une enquête historique se déroulant dans mille ans d’ici, je dois confesser que ce texte m’a charmé et intéressé tout du long, avant de me plaquer contre un mur sans avertissement et de me marteler la tête avec ses petits poings, me laissant pantelant et groggy face à une chute aussi inattendue que cruelle. Rien vu venir !
Demain
Aube du troisième millénaire, l’humanité s’est affranchie de ses ennuis actuels et ne s’est pas pris la fin du monde en pleine tronche. Tout va visiblement bien. La civilisation humaine qui semble perdurer dans la sérénité, depuis presque un millénaire, est de celles qu’on qualifie de “post-pénurie” ou d’abondance. Un idéal qui postule qu’une gestion des ressources optimale pourrait aider une société à éviter les déboires habituels qui jalonnent notre histoire : guerres et épidémies, par exemple. Une éventualité pas totalement impossible, mais qui pour se réaliser nécessiterait quelque chose, d’énorme, qu’on a bien du mal à imaginer : une paix mondiale ; une nouvelle énergie quasi-gratuite ; l’invention de la téléportation ou la visite des aliens(*) : comme tu veux, tu choiz’ !
(*) Coucou, univers de Star Trek !
L’événement ayant conduit à cette situation, bien qu’historique dans ce futur trop cool, est néanmoins entouré de mystères, notamment un trou de trois semaines dans le parcours de celui à qui l’on doit la “Théorie de La Corne d’Abondance”, celle qui a changé le monde, un certain Jonathan Terzian. Et c’est par les yeux d’une sirène, Michelle, spécialiste des recherches historiques électroniques, que Walter Jon Williams nous dévoile progressivement ce qui s’est vraiment tramé. Oui, une sirène. Parce que dans ce futur top-moumoute-wahou, on est facilement transhumain ; on change de corps si on en a les moyens, et on adopte même des corps hybrides, comme Michelle, si ça nous chante. Et être une sirène, donc, à cette jeune femme, tel est son trip du moment ! C’est donc entre deux promenades autour de son île qu’elle part à la pêche aux indices électroniques, en commençant par une photo prise à Paris de Terzian au bras duquel s’attache une mystérieuse femme…
Aujourd’hui
Terzian vient de perdre sa femme, de la “vraiemort” comme dirait Michelle et ses contemporains(*), et ce n’est rien de dire qu’il n’a pas le moral alors qu’il doit tenir une conférence, sur un sujet obscur, devant un public d’universitaires parisiens. Cette mystérieuse femme accrochée à son bras n’est donc pas un nouveau crush, mais une rencontre fortuite et plutôt malheureuse. Stéphanie a jeté son dévolu au hasard sur lui, non pour son charme, mais pour se fondre dans la foule des passants. Un réflexe de survie, en fait ! Les détails de la scène échappent à Michelle, mais pas au lecteur qui sait qu’un homme vient d’être abattu, sous les yeux de Terzian, que cette Stéphanie accompagnait jusque-là dans sa fuite. Pour Michelle, cette photo représente un indice, un point de départ, peut-être celui d’une histoire d’amour, mais le lecteur réalise que c’est plutôt le point de départ d’une course contre la mort !
(*) Long story, short : dans le monde de Michelle, mourir n’est pas définitif. Sauf exception.
L’homme qu’elle accompagnait et qui vient de mourir dans une rue de Paris a été tué par la police. Pas une du genre officielle, et pas la locale, mais celle, du genre secrète, qui les suivait depuis la Transnistrie. Un territoire que l’auteur n’hésite pas à décrire, par la voix de Stéphanie, comme un État-voyou, une mafia ploutocrate qui barbote allègrement dans les pires business imaginables(*). Armes chimiques ; drogues de synthèse ; médicaments contrefaits : de merveilleuses usines de l’ère soviétique arrivent encore à produire, en toute discrétion et en quantité industrielle, tout ce qui peut vous passer par la tête. Il suffit d’avoir sous la main des chercheurs, des laborantins et quelques valises de dollars. D’ailleurs, c’est fou ce qu’on peut mettre dans une valise, comme celle d’Adrian par exemple, l’homme assassiné en pleine rue, justement…
(*) Passons sur le meurtre, l’extorsion et la traite d’êtres humains. Ça, c’est le business normal de là-bas !
Décalages
Je parlais de “techno-thriller” en introduction, et je vais donc passer sur les aventures de Terzian et Stéphanie lors de ces trois semaines folles qui les voit traverser l’Europe, l’auteur déroulant son intrigue avec une maestria digne de Ludlum(*), scotchant le lecteur sans faillir. Parce qu’au fur et à mesure de l’enquête de Michelle, des autres traces déterrées des réseaux attestant du passage du couple par tel ou tel endroit, le lecteur ne tarde pas à ressentir un certain malaise. La chercheuse projette en effet beaucoup de ses fantasmes sur cette enquête, dans les explications qu’elle invente pour combler les vides. Un biais qui ne l’empêche pas d’avancer, mais sur une voie parallèle à la réalité dont le lecteur est témoin.
(*) Oui, celui qui a écrit le “Cercle bleu des Matarese”… et quelques autres livres dont Hollywood s’est emparés.
Le fait est que tout chercheur en historiographie commet plus ou moins cette erreur, celle d’interpréter des faits passés par le prisme de ceux qu’il connait. Et dans le cas de Michelle, sa récente rupture avec son petit-ami n’est sans doute pas pour rien dans cet état de fait, me suis-je dit… Et c’est pour ça que je n’ai pas vu venir cette fin !
Au final…
“-Et cette fameuse peste du léopard vert, alors ?” Mettons qu’il ne vous faudra pas longtemps pour réaliser ce qu’elle est. Et si vous avez un peu d’imagination vous le soupçonnez déjà, plus ou moins. Je ne vais donc pas vous spoiler plus que ça sur ce sujet, mais juste vous dire c’est une brillante trouvaille de Walter Jon Williams, pour laquelle je le remercie, tout autant que pour son cours, glaçant et édifiant, en matière de famines dans le tiers-monde. Je vais par contre avoir plus de peine à lui pardonner ce final ! Cette chute que j’aurais du voir venir si je m’étais intéressé un peu plus à l’enquêtrice qu’à l’enquête ! Tu m’as bien eu, Walter, bravo !
Bref, je recommande fortement ! À fond ! Et ne vous laissez pas impressionné par mon commentaire sur le dernier chapitre : dans ce futur top-wahou, rien n’est si grave que ça !
Fiche JKB
Traduction : Jean-Daniel Brèque
Titre original :
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Couverture :