Les Flammes de la nuit

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7 minutes

Michel Pagel est injustement méconnu, alors qu’il a pourtant une bibliographie assez impressionnante. Auteur et traducteur présent depuis longtemps dans le paysage de la SFFF, fidèle au genre que nous avons en commun(*), mais que je n’ai repéré que depuis peu, grâce à “L’équilibre des paradoxes” un récit de SF et d’uchronie qui m’a proprement renversé. Décidé à découvrir le travail de cet auteur, je me suis tourné vers une autre de ses productions, fantastique cette fois, “Les Flammes de la nuit”.

(*) Lui, vous, moi. Nous ! Everybody ! Ah, non, pas everybody, à bien y réfléchir.

Fantastique, et même de l’ordre du conte de fées pour tout dire ! Même si on ne recommandera pas cette lecture aux enfants, sauf à vouloir les envoyer en analyse chez un psychologue pour quelques séances. Oui, car même si on y retrouve, comme de juste, une jolie princesse, des fées jetant charmes et sortilèges et même un ou deux dragons, Pagel nous propose ici de visiter un univers plutôt âpre et brutal, habité et dominé par les adultes et leurs règles. Vous savez, ceux qui se prennent au sérieux et passent leurs temps à écraser les autres, au nom du devoir et de leur sens des responsabilités.

Il était une fois, Fuinör…

Un bien beau royaume que celui de Fuinör, peuplé de paysans qui labourent les champs générations après générations, payent leurs impôts à une noblesse faites de barons et de chevaliers, lesquels s’appuient sur l’autorité d’un roi pour maintenir l’ordre et l’harmonie dans ce monde radieux. Comme de juste c’est un monde magique et fantastique, mais un peu étrange, divisé qu’il est en différentes contrées : les Semailles, l’Or, la Guerre, la Chasse, l’Amour, la Folie, etc… C’est dans la contrée de la Folie que sont exilés les fous ; dans celle de l’Amour qu’on passe sa nuit de noces ou qu’on trompe son conjoint ; dans celles de la Guerre et celles de la Chasse que les nobles guerroient et traquent le gibier et dans celles de l’Or et des Semailles(*) que triment les mineurs et les serfs. En gros, un monde fantastique, le meilleur des mondes. Oh, et tous les dix ans le soleil change de couleur !

(*) Vous dormirez plus instruits : “semailles” ne s’emploie qu’au pluriel. De rien, ça me fait plaisir !

Il était une fois, donc, une reine qui accoucha d’une princesse, la petite Rowena, et qui mourut en couche, comme il est de coutume(*) en ce royaume. Ce qui n’affecta pas plus que ça le roi, Turgoth, trop réjoui de pouvoir annoncer à son bon peuple et aux nobles l’arrivée de son héritière, comme tous les rois avant lui. Les traditions, les coutumes, ça rassure tout le monde. Du coup, vous voyez venir le truc ? Rowena n’est pas destinée à hériter du trône ; le moment venu on la mariera avec un noble, et à son tour elle enfantera, et… Ainsi se perpétuent les traditions, mêmes les plus injustes, au royaume de Fuinör ! Le peuple se réjouit. La noblesse se réjouit. Et l’Enchanteur, tapis dans l’ombre, se réjouit lui aussi car il a un plan.

(*) Oui, j’ai dit que c’était un monde étrange. Injuste et étrange.

Les Fées et l’Enchanteur

Au-dessus du berceau de Rowena viennent bientôt s’agiter les baguettes magiques des fées du royaume de Fuinör. Bien sûr, pour la doter de la beauté, de la grâce et d’une belle voix, néanmoins ces fées-là ne sont pas venues pour sauver la jeune princesse du sombre avenir auquel elle semble destinée. Tout juste de quoi faire de sa courte vie ce qu’on attend d’une princesse. “Sois Belle et tais-toi !” Et pour couronner le tout, c’est la bêtise et la frivolité(*) dont la dernière fée décide de la doter ! “Ce sera une tête de linotte !” Du moins est-ce que tout le monde croit avoir entendu.

(*) Et non pas l’intelligence et la sagesse, comme le lecteur innocent et un peu remonté contre ce conte s’y attendrait.

Mais en vérité tel n’est pas le sortilège que la fée a jeté. Car lançant un charme à l’ensorceleuse, l’Enchanteur a en fait inversé l’effet de son sortilège à son insu, faisant en fait de Rowena la première princesse curieuse et inventive de l’histoire de Fuinör. L’Enchanteur. Tout ce que le lecteur en saura, c’est qu’il est un magicien puissant, lassé au plus haut point des règles absurdes de Fuinör, et que Rowena est le premier élément de son plan pour y mettre fin.

(*) Si, un peu, évidemment ! Mais je ne vais pas vous spoiler. Et d’ailleurs, même si à la fin on en sait un peu plus, ça reste nébuleux. Et c’est voulu.

La Sorcière

Ce plan dont l’issue heureuse n’est pas garantie, ne sera en tous cas un parcours facile à suivre pour celle chargée de l’incarner sans le savoir. Rowena grandit en intelligence, déroutant les membres de la cour par son esprit curieux, questionnant les principes de ce monde(*), dévorant tous les livres du palais. Et quand finalement elle met la main sur un livre de magie, elle le lit en cachette car elle sait qu’elle bafoue toutes les règles. Car qui a jamais vu une princesse devenir magicienne, même à Fuinör ?

(*) Que fait-on dans la contrée de l’amour ? Pourquoi personne n’attaque le roi en dehors de la contrée de la guerre ?

Quand à la fin de son adolescence elle finit par découvrir coup sur coup l’amour et le chagrin d’amour, la tristesse qu’elle affiche alors est tellement immense, qu’on finit par enfin la juger folle. De quoi expédier sans attendre, et au soulagement de tous, cette princesse trop rebelle dans la contrée de la folie ! Et même si ce destin semble plus souhaitable que celui de reine-pondeuse promise à une fin prématurée et à l’oubli qui était le sien, du point de vue de Rowena il y a de quoi développer une haine absolue contre ce royaume magique. Et surtout de quoi la mettre sur le chemin faisant d’elle la sorcière de ce conte…

Mélange doux-amer

Il y a de tout dans “Les Flammes de la nuit”. Du conte de fée, du récit initiatique, de l’aventure, du drame, de la réflexion, et un propos que les esprits étriqués(*) du moment pourraient qualifier de “féministe”, de “contestataire” voire de “déjà-vu”. Et aussi un texte que certains verront comme une escapade, un peu régressive, dans un imaginaire empruntant au surréalisme, aux rêves de l’enfance ou à leur propre ressenti d’anticonformiste.

(*) Ceux qui traitent de “woke” tout ce qu’ils ne comprennent pas…

Pagel joue sur tous les registres, les mélange et entraîne le lecteur sur des montagnes russes, provoquant émotions et réflexions. Difficile de prédire si les adeptes de textes cérébraux ou les fans de fantastique y trouveront leurs comptes, le mélange offert ici étant plutôt rare dans le paysage.

Au final…

S’emparer des codes du conte de fée, et même de toute la fantasy, et s’en servir pour délivrer une histoire adulte qui interroge et fait réfléchir le lecteur, voilà une démarche qui pourrait accoucher d’un livre qui ne vaudrait que pour ses idées, d’un exercice cérébral un peu barbant. Ce n’est pas le cas ici, Pagel étant avant tout un narrateur éclairé ! Nous avons donc droit à un monde fantastique étonnant et une aventure dans laquelle il est facile de se plonger, Rowena ne manquant pas d’attirer la sympathie du lecteur(*).

(*) Même si le propos du livre n’est sans doute pas là.

Un livre que j’ai bien aimé, donc, mais dont je ne sais pas à qui le recommander. Œuvre singulière, prenante, dérangeante parfois, elle mérite tout de même et franchement l’attention des lecteurs qui cherchent à découvrir un livre ne ressemblant définitivement pas aux autres.


Fiche JKB

  • Genre : Conte fantastique/Explosion des codes/Pamphlet anticonformiste
  • Wow Level : 7/10 C’est osé. C’est intense. Avec quelques passages moins convaincant.
  • Note personnelle : 7.5/10 Franchement épatant, dans la forme et dans le fond !
  • 530 pages. Un récit fluide mais dense qui prend quand même un certain temps à lire. Oui, je me suis arrêté pour réfléchir.
  • Probabilité de relecture : 50%

Titre original :

Les Flammes de la nuit

2002

Couverture :

Vincent Madras

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