Upside Down

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Par Richard Canal

Quand, il y a plus de vingt ans, j’avais découvert Richard Canal avec Aube Blanche, Ombre noire et La Malédiction de l’éphémère, je l’avais classé dans la case cyberpunk, variante à l’européenne : futurs proches ; importance des réseaux ; accentuations des problématiques modernes. Mais avec ses thématiques plus sensibles, plus humaines et moins technophiles, il s’éloignait agréablement de la variante originale. J’avais trouvé dans ses livres un auteur avec un intérêt sincère quant au devenir des laissés-pour-compte, qu’il s’agisse des pays du tiers-monde, ou des individus lambda, souvent abandonnés sur les bas-côtés de la route menant au progrès. J’avais aussi apprécié la place importante et atypique que le concept d’Art occupait souvent dans ses livres. Sa dernière production, Upside Down, m’a donc alléché quand elle est passée sur mon radar, malgré un thème pas trop excitant, que je peux rapidement vous résumer ainsi : “Dans le ciel, les villes volantes des riches. En bas, le monde des pauvres”.

Un concept loin d’être neuf en SF, et même un genre de classique, puisqu’on le retrouve jusque dans des films mainstream : c’est la toile de fond de Alita Battle Angel(*) et la thématique d’Elysium. J’ai donc commencé à lire Upside Down en me demandant ce que Canal allait bien amener de nouveau à cette thématique. Juste ce détail ? Celui que mentionne le résumé du quatrième de couverture ? À savoir que dans ce futur dystopique, les riches habitants privilégiés de ces villes/îles volantes Up Above, étaient les héritiers des familles de nos GAFA contemporains ? Les familles des Gates ou celles des ayant-droits de Steve Jobs, des Dupont-de-Nemours, etc… Une idée pas si mauvaise, qui permet au lecteur de se connecter plus facilement à l’univers du livre, mais marginalement innovante. Heureusement ça ne s’arrête pas là, le roman proposant, on le verra, pas mal d’idées à même de secouer un peu cette thématique. Et l’auteur étant plutôt constant, on retrouve son traitement particulier des personnages, son habituelle empathie pour eux. Ici, bien sûr, elle s’exprime pour les pauvres et les crèves-la-faim du monde d’en-bas/Down Below, mais aussi pour ceux servant d’outils ou de jouets aux riches d’en-haut/Up Above. Car pour rendre innovant le traitement d’un pitch somme toute convenu, Canal a décidé d’y ajouter d’autres éléments, empruntés à des thèmes eux aussi classiques dans la SF : humains clonés en série ; Intelligences Artificielles devenues incompréhensibles ; animaux artificiellement augmentés ! Et, comme dans les livres dont je me souviens, Canal a choisi à nouveau de laisser une place importante dans son intrigue à ce concept qu’il semblait particulièrement affectionner : l’art, réussissant ainsi à m’épater ! Et aussi à m’émouvoir !

(*) Oui, je sais qu’Alita Battle Angel est l’adaptation d’un manga : “Le thème d’Upside Down est un tel classique, qu’on le trouve même en manga…”

L’art, Up Above

L’art produit Up Above est un moyen pour les riches y vivant de faire perdurer leur mode de vie confortable, en maintenant docile le peuple Down Below. Des humain bercés, drogué et dépendants, hypnotisés par les œuvres cinématographiques que produit Up Above : des remakes, en 3D immersive, de ce qui est considéré comme le meilleur des films du XXème siècle. Des recréations jouées par des clones des acteurs originaux, à la personnalité et au souvenirs artificiels, programmés pour une vie brève, quelques films à peine. Et auquel on ne cache pas leur nature ! On peut ainsi croiser une Marylin Monroe, les Marx Brothers ou même un Che Guevarra(*), plutôt déprimés et enclins au suicide, le regard perdu dans le vide aux abords des studios d’Up Above.

(*) Ah, des documentaires, des biopics sur le Che, comme si on y était ! Oh, allez ! Tout peut se recycler, non ?!

Et pas mal d’acteurs du cinéma Hong-kongais des années 30 aussi, la grande tendance du moment en-bas, mais également le genre de films que Bill Gates V affectionne le plus ces derniers temps. Oui, Cinquième du nom : un Bill aux faux-airs de son aïeul, à l’air éternellement jeune, par ailleurs marié avec une Elisabeth Taylor(*), formant la famille des Gates, celle dont on suivra principalement les faits et gestes. Car ils sont bien sûr l’une des familles les plus influentes d’Up Above ; celle à l’origine de la fuite des familles vers ces atolls flottant dans le ciel ; celle qui produit les remakes dont les foules de Down Below se repaissent ; celle qui, enfin, produit et vend, cher, le matériel nécessaire au visionnage de ces mêmes remakes, les Sensipacks® ! Bref l’art d’Up Above n’est pas là pour réveiller le peuple, mais pour le bercer, l’hypnotiser, le maintenir dans l’abrutissement !

(*) Neuvième du nom ! Pas une clone, juste une héritière endossant ce physique avantageux, comme d’autres avant elles : les riches ont des envies de célébrités et des goûts assez conservateurs ! Pire, ils en ont les moyens !

Et l’Art, Down Below

Un peuple d’en-bas qui se laisse particulièrement dominer : 25 milliards d’humains vivant sous un smog perpétuel, le “Brown” qui leur masque le ciel, un lointain souvenir. Condamnés au travail dans des usines, pour les plus chanceux, ou à une mort plus précoce, empoisonnés et intoxiqués pour les autres. Pourtant, entre les usines-dortoirs, les ruines du monde et les étendues ravagées par la pollution, on trouve toujours des artistes et donc de l’art. Un art toujours pur, un art contestataire propre à Down Below et qui tente de survivre, de se trouver une place. Et une cause. Le roman nous propose donc de suivre en alternance, en-bas, le parcours de Ferris et de sa collaboratrice Kim. Des artistes écorchés vifs, qui ont inventé leur propre forme d’expression artistique : un mélange de musique, de projections holographiques en 3D, aussi, et d’une sorte de télépathie(*). Une combinaison révolutionnaire qui leur permet de créer des performances uniques et hallucinantes, littéralement, dans lesquelles le public tenant son rôle habituel, endosse en plus celui de participant, devenant une sorte de miroir et d’inspiration pour ces œuvres psychédéliques. C’est donc avec un succès grandissant que leurs performances s’enchaînent, toujours plus inventives et belles, drainant forcément toujours plus de public, remuant au fond des cœurs meurtris de la populace des sentiments d’espoir et, bientôt, de révolte. Un succès qui finit par inquiéter et qui ne passe pas inaperçu Up Above, évidemment. Un état de fait que le couple devine et prévoit ; reste à savoir si on décidera de les faire monter ou si on choisira plutôt de les faire éliminer, en-bas. En attendant, accompagnés de quelques amis et protecteurs, ils vivent et se produisent toujours sur le fil du rasoir, ne sachant pas s’ils seront en vie le lendemain, et si même ils auront toujours la force de continuer.

(*) Les images, projetées holographiquement sur une sphère dont il occupe le centre, sortent de l’esprit de Ferris. Et ce sont d’étranges pilules, avalées avant chaque performance, qui le connectent aux pensées de son public.

Tout a lamentablement mal tourné…

Ce XXIVème siècle tout à fait déprimant, a bien évidemment une histoire, un passé, marquée par certains événement technologiques, évoqués de-ci de-là par petites touches subtiles. Les IAs sont par exemple une vieille histoire. On leur a confié plein de tâches, notamment la maintenance de ces villes volantes, et depuis plus personne ne s’y intéresse. Elles continuent à exister et à faire fonctionner la plupart d’Up Above, sans qu’on ne sache comment elle s’y prennent, semblant poursuivre leurs petites affaires dans leur coin, discrètes et presque absentes. Une autre vieille histoire aussi : les androïdes chargés des tâches pénibles Down Below. Un bien joli projet qui a malheureusement tourné court : moins intelligents que les IAs, et plus facilement identifiables, les androïdes ont fini par susciter la crainte et la haine des populations travailleuses : il n’a fallu que quelques accidents les impliquant pour qu’on décide de les éradiquer lors de pogroms d’une ampleur mondiale. Parmi d’autres avancées technologiques issues de ce passé ayant connu de nombreux ratés, on ne croise finalement plus que les keïnos : des animaux, chiens, chats ou primates, “élevés”(*). Améliorés, si on préfère, c’est à dire rendus aussi intelligents et sensibles qu’un humain moyen. Des jouets de laboratoires, issus des cerveaux dérangés de quelques chercheurs en génétique japonais, qui existent et perdurent déjà depuis quelques décennies, mais qu’on ne trouve plus désormais qu’Up Above.

(*) Dans le genre emprunt science-fictionnel, celui-ci aussi n’est pas neuf : Élevation de David Brin, d’où je sors le terme “élevé”, par exemple.

C’est un boulot de chien !

Les keïnos ne vivent pas simplement Up Above, ils sont obligés d’y travailler, et comme leurs collègues humains, ils font partie de ce corps de travailleurs, presque invisibles qu’on nomme Les Flottants. Des sortes d’invités d’Up Above, attelés aux travaux médiocres, tolérés tant qu’ils travaillent et paient le droit d’y vivre, mais renvoyés en-bas sitôt leurs comptes en banque teintés de rouge. C’est ainsi que parmi les protagonistes de ce livre, on retrouve cette paire improbable formée d’un chien et d’un humain : Stan, un Saint-Hubert à la voix de crooner, accompagné de l’inspecteur Duke Margoulis, un humain des plus moyens(*). Un duo de flics en quelque sorte, dont le boulot quotidien, comble du cynisme, consiste le plus souvent à empêcher les fameux acteurs-clones de se jeter Down Above. Oui, comme je le disais : ces derniers, conscients de ne pas être les modèles originaux, se sachant promis de plus à une vie des plus brèves, sont largement enclins aux envies de suicide. Au point de passer très souvent à l’acte, lors d’un ultime saut de l’ange, de manière régulière, récurrente et prévisible. Tellement prévisible que c’en est devenu l’activité principale, le cœur de métier de la profession de Duke et de Stan. Lesquels, tout comme leurs collègues et néanmoins concurrents, prennent leurs ordres et rendent des comptes à un singe-keïno désagréable et tyrannique. Un flic de bureau, lui, qui n’encourage pas le sentimentalisme chez ses agents : on ne s’attache pas à ceux qu’on sauve ! Même si c’est Marilyn ! Un clone, ça se remplace !

(*) J’ai évoqué un emprunt à Brin plus haut, mais pour ce duo homme-chien, je pointerais plutôt John Varley et son excellent Blues pour Ironside !

Let’s go ! Up to Down, and Down to Up !

Avec un titre jouant sur le haut et le bas, et des points de vue narratifs alternant entre ceux qui ne veulent plus vivre, en-bas ou en-haut, et ceux qui au contraire le désirent ardemment, il faut bien évidemment qu’à un moment, dans cette intrigue, l’auteur opère une inversion des points de vues. Que des habitants d’Up Above arrivent à en descendre, et que des habitants de Down Below parviennent à en décoller. Je ne vais pas vous en dévoiler plus, et éviter de vous gâcher l’intrigue en vous résumant ces moments-là. Maiiiiis… mettons juste qu’il y a d’autres clones, plutôt intéressants, en haut… Et qu’en bas, il n’y a pas que des usines et des ruines, et qu’on y trouve quand même des vrais gens, pas seulement des travailleurs dociles ou des zombies fans des productions d’Up Above. Ah ! J’ajoute vite que le duo de flics, qu’on retrouve sur la couverture et dont les dialogues sont des plus savoureux, occupe bien entendu une bonne place dans l’intrigue. Ou dans ces intrigues croisées, devrais-je dire, pour être exact. Lesquelles trouvent un dénouement plus que satisfaisant de mon point de vue, Canal y glissant un twist que je n’avais vraiment pas vu venir et qui offre une vraie note d’espoir bienvenue. Je recommande donc bien évidemment ce livre, bien fichu de bout en bout ! Un récit où l’on retrouve un savant dosage d’aventures et d’enquêtes, et qui pourtant ne fait pas l’économie de quelques réflexions philosophiques, abordant l’opposition entre le travail et l’art, interrogeant la société consumériste et sa capacité à évoluer. En pour conclure cette fiche déjà trop longue, j’insisterai sur le fait qu’en refermant ce livre, j’avais les yeux bien humides : le destin de certains personnages, évoqués ici ou pas, m’a plus touché que je m’y attendais.


Fiche JKB

  • Genre : Désastre écologique post-cyberpunk. Arts, icônes et révolutions.
  • Wow Level : 8/10. Pour les clones jetables et le twist. O_o
  • Note personnelle : 7.5/10. Des retrouvailles que je ne regrette pas !
  • Environ 350 pages qu’on ne voit pas passer : le style est fluide, la narration bien menée, l’auteur sait où il va.
  • Probabilité de relecture : Assez forte.

Titre original :

Upside Down

2022

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