Par Stéphane Beauverger
Stéphane Beauverger, à qui on doit des scenarii de jeux vidéos et de bandes dessinées, est surtout, pour moi, l’auteur de la trilogie des Noctivores, et du trop peu connu Déchronologue(*). Il commet ici une petite novella d’une centaine de pages à peine, au titre mystérieux et poétique, assez éloignée de ce que j’avais lu de lui jusqu’ici. Les prémices de l’histoire ? Une sœur rend visite à son frère, pour débattre à nouveau de ce projet qui la tient à cœur et dont elle ne démord pas. Un projet sur lequel ils s’opposent résolument, et un débat dont l’issue semble vaine : tous les deux vivent dans un monde quasiment parfait, mais alors que lui semble s’y trouver à l’aise, elle, de son côté, ne parvient plus à s’y sentir libre. Trop parfait à son goût, elle veut donc le quitter. Définitivement.
(*)Un livre que j’envisage de relire bientôt (note personnelle : 9/10), que je chroniquerai, mais que je vous encourage à lire sans m’attendre !
Eutopie : le meilleur des lieux ? (*)
(*) Eutopie, littéralement : un lieu bien. On en reparle plus bas.
Car nos protagonistes principaux, Callie la sœur et son jumeau Dylan, évoluent dans une société mondialisée parfaite, ou presque ! Un monde similaire au nôtre, à quelques notables différences près. L’avènement de la première IA quantique, dénommée Simri, a en effet rangé les soucis de l’humanité dans un placard à oubli bienvenu. La dépollution est en marche, le travail n’est plus une servitude, le monde semble en paix et en route vers un futur radieux ! Simri a en effet découvert les solutions aux nombreux problèmes de l’humanité. Et elle continue à le faire, chaque jour, chaque heure même. En conséquence, l’être humain moyen a enfin le temps de se consacrer à des chose intéressantes : art, technique, musique ou construction navale. Simri s’occupe vraiment de tout, et même du reste, y compris de vous rappeler vos rendez-vous du jour, de vous conseiller de faire ceci ou cela, tout en gérant un accident à l’autre bout du globe. Tout le monde y a accès tout le temps et partout, et elle-même a accès toutes les données de tous ! Un peu comme un mélange survitaminé d’Alexa et de ChatGPT, en version sympathique, efficace et qui ne se tromperait jamais, car on lui aurait appris à ne pas se tromper. Un monde parfait, donc, grâce à une IA parfaite. Enfin presque, car bien qu’elle soit intelligente et même bienveillante(*), ceux chargés de sa maintenance et de sa continuelle amélioration attendent toujours qu’elle franchisse un seuil de plus, en direction d’une conscience authentique.
(*) Ne fuyez pas : ce livre ne parle pas d’une méchante IA qui voudrait du mal à l’humanité ! Il est d’ailleurs temps qu’on abandonne pour un temps cette thématique SF : c’est fatiguant les gens qui ne te parlent que de Skynet dès que tu abordes le sujets des IAs…
Elle, Lui et Simri
Callie et Dylan ont longtemps été des étudiants en “informatique cognitive”, des élèves de l’inventeur principal de Simri, et ont par la suite fait partie de l’équipe de chercheurs chargés de sa surveillance, de sa maintenance et de son amélioration. Depuis que Simri a établi elle-même ses protocoles d’amélioration et de validation, le travail de cette équipe a bien évolué, puisque désormais il faut simplement surveiller les progrès de Simri. Si Dylan de son côté continue à jouer un rôle, à temps partiel, dans ce processus, Callie, elle, s’en est détournée depuis quelques années, préférant s’adonner à des activités plus artistiques. Elle est devenue une compositrice reconnue de musique, dans un genre musical dont son frère est loin d’être un fan. Lui, quand ses tâches de surveillance de Simri lui en laissent le temps, a de son côté préférer se consacrer au dessin naval. En bref, les deux jumeaux se sont éloignés l’un de l’autre, et la petite fissure initiale dans leur fratrie semble s’être transformée en fossé, comme le révèlent leurs premiers dialogues. Beauverger utilise d’ailleurs un procédé narratif des plus réussis pour illustrer cette petite tragédie : chaque scénette les voyant dialoguer est d’abord dépeinte du point de vue de l’un des deux, puis est ensuite reprise en partie avec le point de vue de l’autre. Le lecteur a ainsi la possibilité d’appréhender à quel point leurs deux opinions divergent, et à quel point cette situation les fait tous les deux souffrir. Pour Callie, rester sous la garde, sous la surveillance et l’assistance constante de Simri est devenu impossible à supporter, et elle compte bien utiliser son “droit à disparaître” du réseau mondial, une possibilité garantie à tous les citoyens du monde et que quelques uns ont déjà choisie. Pour Dylan, ne voyant pas ce qu’il y a gênant à vivre dans un monde selon Simri, c’est une idée difficile à accepter. D’autant plus que quitter le réseau mondial d’assistance de Simri, le quitter lui, est une décision irrévocable(*). Accepter son départ en définitive reviendrait, pour Dylan, accepter ce qui ressemble, pour lui, au suicide de sa sœur !
(*) Oui, c’est comme ça. Et c’est d’ailleurs cohérent avec le fonctionnement même de Simri.
Il y a un problème dans le modèle…
La collection Eutopie(*) se veut une collection permettant de questionner le monde via la science-fiction, en s’attaquant au concept inverse de l’utopie : un monde réalistement meilleur est-il à la portée de l’humanité ? Dans Collisions par temps calme, Beauverger questionne ainsi la validité de son monde parfait par l’intermédiaire de Callie, interrogeant le lecteur sur ce qui constitue le bien, le mieux et le meilleur, et sur ce qu’on est prêt à sacrifier pour les obtenir. La définition de la perfection elle-même, ici symbolisée par les progrès de Simri, occupe aussi une place centrale dans cette réflexion, tout autant que dans l’intrigue elle-même. Car ce qui pousse Callie sur sa voie, c’est bien sûr le doute quant à la perfection même du modèle de fonctionnement de Simri. Un doute que partageait d’ailleurs l’un des collègues de Dylan, encore récemment, mais qu’il ne pourra pas expliciter aux deux jumeaux, puisqu’il vient de… se suicider ! Un événement qui bien sûr alimentera le débat de nos deux protagonistes, les amenant à mettre en perspective leurs avis…
(*) Une collection créée par la Volte, dans laquelle est donc publiée cette novella.
Il y a un problème avec notre monde…
Comme d’habitude, je n’irais pas plus dans le dévoilement de l’intrigue, qui d’ailleurs à partir de là n’a pas beaucoup de trajectoires possibles (deux, en tout !). Tout ce que je peux me permettre d’ajouter, c’est que l’enquête visant à savoir s’il y a bien un problème dans le modèle de Simri amènera effectivement à une révélation assez dérangeante(*), tout autant en rapport avec le monde de Simri qu’avec le notre. Et je dois dire que, depuis trois semaines que j’ai refermé ce livre, je m’en trouve bien chamboulé. J’avais au début l’impression d’être passé à côté du propos de ce livre, et j’avais même écrit un début de chronique allant dans ce sens. Mais le temps passant et les phrases de cette chronique s’enchaînant, j’ai maintenant plus que tout envie de discuter de ce livre avec quelqu’un l’ayant lu aussi. Ou ayant lu l’autre, puisqu’il semble que deux versions avec deux dénouements différents aient été publiées(**) ! J’enjoins donc tous ceux qui aiment questionner le monde, et même ceux n’aimant pas la science-fiction, à s’essayer à la lecture de ce livre : on pourra ensuite en discuter.
(*) La vérité est toujours dérangeante…
(**) Voilà typiquement mon côté punk : au moment de publier ma fiche, je vais enfin lire une autre critique, et y découvrir des truc s ! Un humain normal aurait lu toutes les autres critiques avant d’écrire la sienne.
Fiche JKB
Titre original :
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