Mémoire de métal

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6 minutes

Par Alastair Reynolds

Se réveiller dans un caisson d’hibernation, même sur un vaisseau spatial inconnu, alors que votre dernier souvenir était votre propre agonie dans d’horribles souffrances(*), ça devrait vous réjouir. Et c’est bien le cas de la narratrice, Scur. Pendant quelques secondes. Avant de se raviser. Pas le moindre souvenir d’avoir embarqué sur ce vaisseau. Mille autres caissons occupés pour certains par des soldats comme elle. Et par d’autres soldats, mais de l’autre camp, les ennemis. Et des civils, réfugiés de guerre. Ah ! et l’équipage du vaisseau aussi ! Enfin, ce qu’il en reste. Le vaisseau semble à l’agonie. Pas moyen de savoir dans quel coin de l’univers on se trouve. En fait, c’est le seum !

(*) Charclée, saignée et abandonnée sur un lit de torture par un sadique !

“Mémoire de métal” jette immédiatement le lecteur au milieu d’une situation qu’on qualifiera donc de tendue. Collaborer et espérer survivre, ou recommencer à s’entretuer et mourir. Au nom d’une guerre de religion qui appartient au passé. Scur rend compte de ce qu’il leur est advenu, en essayant dit-elle d’être honnête. L’urgence de son ton, dès le début, laisse supposer qu’il est important qu’on se souvienne de ce qui s’est passé, de ce qui leur est ensuite arrivé.

Des rebuts au début

Ces soldats qui s’affrontaient au nom d’un Livre sacré, chaque camp ayant le sien(*), ne sont pas sur ce vaisseau par hasard. C’est ce que Prad, un des techniciens survivants que la crise a mis en charge des systèmes du vaisseau, explique assez vite à Scur. Ce sont des “rebs” en majorité. Des militaires qui dans le feu de l’action ont dépassé les limites. Des criminels de guerre. Dans l’urgence de la fin des combats, ils ont été embarqués avec les soldats blessés et les civils, direction Tottori, une planète lointaine sur laquelle les attendaient leurs procès.

(*) Mais chaque camp, le Centre ou la Périphérie, dit “Le Livre” avec des majuscules. Un peu comme les cathos et les protestants qui s’étripaient en brandissant la même Bible.

Ce que Prad apprend aussi assez rapidement à Scur, c’est que le vaisseau n’est pas tombé en panne récemment. Il orbite en fait autour d’une planète, à première vue inconnue, depuis des années. Un siècle ou plus, et peut-être même une dizaine ! Une nouvelle déprimante qui s’ajoute à l’annonce que les ordinateurs du vaisseau, un peu bogués, sont en train d’effacer leurs mémoires et donc toute trace reliant les survivants à leur passé ! C’est l’abattement et la consternation chez les rebs des deux camps comme chez les civils. Mais ainsi que Scur l’explique, elle va les obliger à coopérer : c’est ça ou mourir.

Détails inattendus

Mais il y a des “mais”. Tout plein. Il y a tout d’abord, parmi les criminels de guerre, un certain Orvin, que Scur a reconnu car c’était lui le sadique qui l’avait torturée et laissée pour morte sur le front(*). Il y a aussi ce silence sur les ondes de la galaxie, comme si les cent planètes que se partageaient le Centre et la Périphérie avaient soudain disparu. Il y a bien Tottori, la planète qu’on aperçoit par les hublots du vaisseau, mais plongée dans une ère glaciaire et dont les rares habitants vivent comme au Moyen-Âge. Et il y a cette étrange capsule, visiblement arrimée au vaisseau depuis des siècles : son pilote pourrait-il se cacher parmi les survivants ?

(*) The Guardian dit de ce livre qu’il est “un drame passionnant sur le thème de la vengeance”. Si on ne lit que les premiers chapitres qui se focalisent sur ce détail, oui. Mais ce n’est pas le thème principal du livre ! Tss, tss, tss !!!

Perdus dans l’espace et le temps, seul ilot d’humanité survivant à leur connaissance, menacés par l’oubli programmé des ordinateurs, les rescapés semblent donc bien condamnés à s’étioler avant de disparaître. Mais face à tous ces obstacles et d’autres encore, Scur va se montrer des plus énergiques, à défaut de se montrer toujours exemplaire.

“Vous devez me croire”

Scur raconte son histoire à la première personne, ce qui n’est pas sans effet. Indignée par la bêtise de la guerre mais soldate loyale, solide mais humaine et faillible : voilà comment elle choisit de se présenter. Et même si elle avoue que l’idée de se venger de son bourreau est bien ce qui l’a conduite, au début, à prendre en main le destin de la communauté, le lecteur réalise bien vite grâce à quelques sous-entendus que l’histoire qu’elle raconte l’a transformée. Son témoignage, elle le dit, n’est pas toute l’histoire. C’est sa version, abrégée, résumée. Beaucoup de questions restent sans réponses. Par concision(*). Pour omettre. Pour protéger sa vérité. Peut-être, dit-elle, parce qu’elle se souvient mal. Ou qu’elle se ment à elle-même.

(*) Je la cite : “la concision est une vertu…”

La brièveté du texte apporte ainsi évidemment son lot de frustration. Il y a des événements, des personnages qu’on s’attendrait à voir plus développés. Mais c’est ainsi : la narratrice opère ses choix et elle ne peut qu’être brève, ainsi que la chute de l’histoire le laisse entendre.

Au final…

J’ai bien aimé lire “Mémoire de métal”, mais j’ai encore plus aimé le finir. En peu de pages Reynolds balaye, peut-être trop légèrement, de nombreuses thématiques : la religion ; la guerre ; la survie de l’humanité. Avec brio. Mais à mes yeux, la plus importante de toutes est celle qui lui donne en partie son titre : la mémoire. Face à l’adversité, face à la nuit infinie de l’univers, les souvenirs sont le seul pont qui nous relie au passé et au futur(*). Le dénouement final en est une illustration magistrale, et du coup je n’ai même pas été frustré que tant de questions restent finalement sans réponses !

(*) Un pont de cendre, dirait Zelazny.

Un livre que je recommande donc, en espérant que d’autres lecteurs apprécieront tout autant que moi sa fin. Car en partant d’un canevas somme toute assez connu(*), Reynolds livre ici un récit palpitant qui parvient à lorgner vers le conte philosophique, malgré un contexte hautement science-fictif. J’avoue que ce n’est pas tout à fait ce que j’en attendais. Mais c’est peut-être pour cela que je l’ai tant apprécié.

(*) Des histoires de Robinsons de l’espace, la science-fiction n’en manque pas !


Fiche JKB

  • Genre : SF philosophique/Robinsons de l’espace/Tout reconstruire
  • Wow Level : 8/10. L’idée de départ est classique. Le contexte moins. La fin est *BOUM* !
  • Note personnelle : 8/10. Concis. Profond. Humain. Vertigineux.
  • Une grosse nouvelle de 180 pages. Ça se lit hyper-vite : deux après-midis au max !
  • Probabilité de relecture : 100%. Le truc à prendre en vacances par sécurité. Pour être sûr d’avoir un truc bien sous la main !

Titre original :

Slow Bullets

2015

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