Par Victor Lavalle
Voilà un auteur peu connu(*), traduit deux fois seulement, et qui a attiré mon attention car il était au sommaire, avec cette novella justement, d’un recueil de nouvelles “Reimagining Lovecraft”, de concert avec Caitlín R. Kiernan, dont j’ai dit le plus grand bien dans cette chronique. On est donc ici aussi face à un hommage à un texte du “solitaire de Providence”(**), une nouvelle aux relents très racistes, l’Horreur à Red Hook, que j’ai du lire il y a plus de vingt ans, et dont je n’ai pas le moindre souvenir ! Je me suis donc frotté à ce texte sans a priori, si on omet les deux critiques que j’ai survolées auparavant.
(*) Mais qui va le devenir. Son roman, Changeling (2017), adapté en série pour le petit écran, sera diffusé dès le 8.9.2023 sur Apple+.
(**) L’un des titres posthumes dont on a affublé le grand Howard Phillips Lovecraft !
Une livraison au Queens
Découpé en deux parties, la première de cette histoire s’intéresse à Tommy, un afro-américain d’une vingtaine d’année, escroc à la petite semaine vivotant dans le New-York des années 1920, dans le quartier de Harlem plus précisément. Le quartier des immigrés et des américains d’origine africaine que les habitants des autres quartiers ne visitent jamais. Les blancs d’origine européenne ne s’attendant pas, en retour, à voir un noir dans leurs propres quartiers, comme le Queens. Et c’est pourtant là, que ses affaires louches mènent Tommy : son étui à guitare vide, qu’il trimballe comme un musicien de rue, cache en fait en livre interdit(*) qu’il doit amener à une vieille bourgeoise du nom de Ma Att. Au vu du montant promis en retour, deux cent dollars, l’expédition risquée semble en valoir la peine. Et puis… En petit escroc qu’il est, bien informé de la nature du livre qu’il transporte, mais mal renseigné sur celle de sa cliente, Tommy a choisi de rouler la vieille aux allures de sorcière : le livre n’a plus aucune valeur, puisqu’il en a arraché la dernière page !
(*) Il s’agit de l’Alphabet Suprême. Rien à voir avec l’un des livres auxquels les continuateurs du “Mythe de Cthulhu” se réfèrent régulièrement tel le Necronimicon ou le De Vermis Mysteriis. Il ne s’agit même pas d’un livre. Cf. infra.
Un pigeon, un flic et un détective à Flushing
La vieille Ma Att est loin d’être aussi inoffensive que sa vieillesse pourrait le faire croire et Tommy l’apprendra à ses dépens par la suite, mais ce n’est pourtant pas de cette rencontre que viendra le basculement du récit dans l’étrange ! Il faudra pour cela attendre la rencontre de Tommy avec Robert Suydam, un vieil excentrique souhaitant l’engager comme musicien, malgré son évident manque de talent. Le cachet quasi-astronomique proposé, quatre cent dollars, pour une “soirée unique avec des invités d’exception” dans sa grande demeure du quartier de Flushing est alléchant. Bien évidemment, l’individu et son invitation n’inspirent guère confiance à Tommy, lequel décide d’empocher l’acompte proposé, sans la moindre intention de se montrer le soir dit !
C’est alors qu’une rencontre inopinée sur le chemin du retour avec Malone et Howard, un inspecteur de police et un détective privé chargés de surveiller Suydam et ses menées plutôt louches, va pour Tommy marquer le début d’une série d’évènements qui le mèneront malheureusement à revenir sur sa décision, à se rendre à ladite soirée et à rencontrer son destin !
Horreur cosmique ?
La fin de la première partie, qui fait bifurquer le texte dans l’horreur cosmique à la Lovecraft, se clôt après avoir pointé une question, que j’ai trouvé plutôt intéressante : qu’est-ce qui peut bien motiver quelqu’un à rejoindre un culte mortifère dédié à l’anéantissement du monde, tels que l’on en rencontre dans les récits de H.P.L. et de ses disciples ? À la curiosité, la naïveté ou le hasard, trop souvent invoqués comme réponses, Lavalle a choisi ici d’y substituer la condescendance et la volonté de revanche, deux sentiments que le racisme sait susciter trop facilement.
La seconde partie, délaissant pour un temps notre Tommy, s’intéresse alors à l’inspecteur Malone rencontré plus haut. Versé dans l’occultisme, trop pour son propre bien, c’est au travers de ses yeux que l’auteur nous livrera la suite de l’histoire, se déroulant principalement cette fois-ci à Red Hook dans le quartier de Brooklyn, lieu qui sert également de décor à la nouvelle de Lovecraft, dont Malone est d’ailleurs le triste héros.
Loin d’être transcendant, le développement de l’intrigue m’a à partir de là moyennement convaincu. Pourtant bien menée et intelligemment écrite, et même si j’ai pris plaisir à y noter les différentes références au “mythe”, cette seconde partie m’a semblé en effet beaucoup trop convenue. Et même si l’issue du récit s’est avérée assez originale, elle est loin d’avoir provoqué chez moi le petit frisson que j’espérais. Et ce n’est d’ailleurs sans doute pas l’intention de l’auteur, celui-ci ayant visiblement autre chose à raconter…
Racisme commun
Les premiers chapitres pointent d’une manière saisissante le racisme que même une ville cosmopolite comme New-York connaissait dans les années 1920. Le contexte new-yorkais de cette époque, que l’auteur connaît bien (Victor Lavalle vit et enseigne en effet à dans cette ville) est terriblement bien restitué. Au travers du regard de Tommy, l’auteur nous fait expérimenter de manière glaçante la ségrégation dont les afro-américains étaient victimes. Cette thématique, qui nourrit bien sûr le récit et l’oriente parfois dans des directions intéressantes, est pourtant aussi l’une des raisons qui m’a un peu fait déchanter : si j’ai bien apprécié la référence à un “Black Tom”, j’avoue par contre ne pas avoir compris pourquoi l’auteur a voulu faire tant de références à l’Alphabet Suprême(*), allant même jusqu’à lui donner une importance, à mon avis inutile, dans la seconde partie !
(*) Pas un livre, donc : c’est juste un alphabet mystique, dans lequel chaque lettre vaut un concept. Inventé/redécouvert dans le sillage de mouvements tels que Nation Of Islam, il a aussi été récupéré plus récemment par certains rappeurs, tel le Wu-Tang Clan.
Au final…
Pas impressionné, mais pas déçu pour autant, j’ai passé un bon moment avec cette novella, mais sans aller pour autant jusqu’à la déclarer indispensable. C’est une bonne histoire, avec un excellent sous-texte auquel je n’ai pas été insensible, mais elle m’a semblé manquer d’originalité, malgré sa fin que beaucoup apprécieront certainement !
Fiche JKB
Titre original :
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