Par Caitlin R. Kiernan
“Ce livre est tel qu’il est ; autrement dit il n’est peut-être pas celui auquel vous vous attendiez…” écrit Kiernan sur l’une de ces pages précédant l’ouverture de l’histoire. Et il est vrai que je ne savais pas trop à quoi m’attendre avec ce roman, même en en connaissant un peu l’auteur, même en en ayant lu le résumé. Mais ce à quoi je n’étais en tous cas pas préparé, c’était à ces premières pages, qui m’ont littéralement happé au point de m’en faire perdre le souffle ! Le style d’Imp, la narratrice de ce livre, est en effet une drôle d’expérience en matière de lecture, car il s’agit d’un style tout autant fiévreux qu’impératif(*). Car Imp est folle, voyez-vous ! Même si elle se soigne à coups de psychotropes ! Et si on lit “La Fille qui se noie”, c’est parce qu’Imp a décidé de se mettre devant sa machine à écrire, pour raconter son histoire. Une histoire de fantômes, de sirènes et de loups-garous. Une histoire ou une multitude d’histoires, d’ailleurs. Vraies ou pas. C’est son livre.
(*) Un style qui, vous le verrez, a contaminé le ton même de ma chronique !
Fantômes et Folie
India Morgan Phelps (Imp) est folle donc, et s’imagine des fantômes, mais ce n’est pas parce qu’elle habite à Providence dans le Rhode Island(*). Non. Et si Imp est folle, c’est que c’est une habitude dans sa famille : sa mère était folle, et sa grand-mère avant elle aussi. Les deux se sont suicidées, mais pour autant Imp se souvient très (trop) bien d’elles. Comment l’une lui racontait des contes de fées, et comment l’autre l’emmena une fois dans un musée dédié aux peintres de la région.
(*) Une ville connue pour un auteur ayant commis son lot d’histoires de fantômes. Pour les cancres du fond de la salle : Howard P. Lovecraft.
Imp se souvient n’avoir jamais aimé ce conte, “Le Petit Chaperon rouge”, et elle ne l’aime toujours pas, même s’il l’obsède. Et Imp se souvient aussi terriblement bien de sa première rencontre avec ce tableau, “La Fille qui se noie”, ce jour-là au musée, avec sa mère. Imp est folle et elle est hantée par des fantômes ; le souvenir de sa grand-mère, et celui de sa mère. Par des contes, des tableaux. Mais aussi par d’autres choses.
Perdue
Un soir où elle roulait en voiture, sans autre but que de s’empêcher de penser, comme elle faisait si souvent, Imp a croisé une femme nue (aux cheveux mouillés ?). Entre le bord de la route et la forêt qui longe la rivière. S’arrêtant, Imp a pris la décision de la ramener chez elle. Et c’est depuis cette nuit que rien ne va plus pour Imp ! Depuis qu’elle a ramené Eva Canning, cette femme qui semblait vouloir fuir la rivière ou peut-être y retourner. Cette femme qui semblait déjà les connaître, elle et Abalyn, sa récente compagne, alors qu’aucune des deux ne l’avaient jamais rencontrée. Et puis Eva a disparu le lendemain, sans explication. Mais non sans avoir semer le trouble dans le couple d’Imp, qui n’y a pas résisté. Eva hante désormais tous les souvenirs d’Imp ; les récents comme ceux de son enfance ; ceux dont elle est sûr et ceux dont elle a peut-être rêvé. Eva est la femme du tableau. Eva est une sirène dont les chants hantent encore Imp.
“Where is my mind?”(*)
- C’est parce que je suis folle que je t’ai vue ?
- Ne sois pas si dure avec toi.
Enquête sur une disparue ou sur des femmes qui ont l’habitude de disparaître, cette tentative d’Imp de coucher par écrit ce qu’elle a ressenti et ressent (le récit avançant en temps réel), a tous les (faux) atours d’une recherche de soi-même. Au milieu des voix qui ne cessent de chanter dans sa tête, de ses obsessions et de ses recherches sur des éléments qui pourraient attester de la vérité d’Eva, le lecteur immergé dans cet esprit tumultueux est amené à effectuer ses propres hypothèses, ses propres déductions. À rejeter les délires. À accepter les coïncidences. À définir qui est vraiment Imp, ce qu’il peut croire d’elle et de ce qu’elle croit se souvenir.
(*) La version “Suckerpunch”. Et pas par hasard…
Évolution de l’intrigue : et il y en a deux…
Si jusqu’ici ce que j’en ai écrit a donné à ce roman un air bizarre, il faut tout de même le dire : c’est encore plus complexe et halluciné que ça. Car, rencontrer Eva, pour la toute première fois, est une expérience qu’Imp pense avoir vécu deux fois. Et au gré de ses tentatives de flashbacks, d’une nouvelle qu’elle a écrite sur son tableau fétiche et de ses conversations avec Abalyn revenue s’occuper d’elle après deux ans de rupture, le lecteur verra se dessiner des parallèles avec d’autres femmes disparues. Noyées ou dévorées ; poussées ou suicide ou meurtrières ; emportées ou abandonnées.
C’est alors une autre œuvre qui fera douter le lecteur, une autre obsession d’Imp : une série de peintures et de photographies rappelant le (pire du) conte du Chaperon rouge(*). Une œuvre aux détails mouvants, dont le sujet, à nouveau une femme, a/aura traumatisé Imp. Imp qui choisira d’en éclairer certains aspects, vers la fin du livre, en écrivant encore une nouvelle, cette fois pour sa compagne, et aussi pour essayer de s’exorciser de cette seconde Eva.
(*) Qui finit mal.
Et c’est finalement ce mélange improbable, de souvenirs et d’oublis, qui fournira dans les ultimes pages quelques certitudes au lecteur. Parmi celles-ci que les terreurs et les absences d’Imp avaient une origine bien tangible, et qu’il y avait de quoi basculer dans la folie, même pour qui n’aurait pas déjà perdu la raison. Mais aussi qu’il y avait peut-être des secrets cachés sous la surface. Des choses. De la rivière. Des choses vraies dans ses hallucinations, comme dans ses oublis.
Au final
Je ne sais pas exactement quoi penser du dénouement de ce livre. Ce qui est sûr, c’est que, tel qu’il est, il n’est pas ce à quoi je m’attendais(*). Et j’imagine que pour chaque lecteur, l’impression qu’il laissera pourrait bien différer de la mienne. Pour ma part, j’ai étouffé un “Oh, non !” et j’ai écrasé une larme quand j’ai pensé en avoir, finalement, compris quelque chose. Puis je me suis rappelé que tout du long de ma lecture me revenaient sans cesse ces questions : “Le surnaturel peut-il engendrer la folie ou est-ce le contraire ?” et “Les fous voient-ils mieux ce qui se cache sous la réalité ?”, et j’ai décidé que ces questions ne valaient rien, et que j’essayerais de garder de ce récit que ce que j’en avais compris.
(*) Comme de juste.
Il y a en tous cas plus d’un drame dans “La Fille qui noie”. Certains se sont révélés plus tangibles pour moi, plus réels. D’autres, peut-être moins vrais, peut-être plus fantastiques, m’ont laissé seul avec un sentiment ayant un je-ne-sais-quoi de dérangeant. L’enquête se poursuit et se poursuivra encore dans ma tête, je crois.
Pour tout le monde ?
Fantastique ? En ce qui concerne la plume de Kiernan, la fièvre qu’elle a instillé dans ce récit : OUI ! Au-delà de cela ? Peut-être. Je ne sais pas. Recommandé ? OUI ! Même si l’ayant lu, je ne me le serais pas recommandé à moi-même(*), mais tout en me tançant sur le ton de “tu dois quand même essayer” ! Du coup, je le recommanderais, mais pas aux adeptes du surnaturel, de l’horreur ou du thriller qui aiment le genre “dark” pour le frisson et les pistes sanglantes. Non, c’est un ouvrage à réserver aux âmes troublées ou aimant être troublées, qui aiment qu’un livre les dérange et les invite ailleurs.
(*) La preuve que je me connais mal !
Je me suis récemment découvert peu adepte de ce qu’on nomme le “new weird”, un genre qui préfère laisser certaines explications dans l’ombre (là où elles peuvent encore faire peur) et auquel la critique rattache “La Fille qui noie”. Mais j’avais une énorme confiance dans Kiernan, l’une des rares autrices m’ayant mis une (énorme) claque ces dernières années, et donc une terrible envie de lire un autre de ses ouvrages. Et ça a bien été une expérience comme j’en ai rarement lues (un livre de dingue !), une expérience qui m’a rappelé mes impressions mitigées à la lecture du “Festin nu” ! Des impressions qui me poursuivent encore quelques décennies plus tard ! Il y a ces livres que je ne croyais pas être faits pour moi, et que j’avoue être bien heureux d’avoir lus. “La Fille qui se noie” est de ces livres-là.
- Prix Bram Stoker 2013
- Prix James Tiptree Jr 2012
Cette chronique a été réalisée dans le cadre d’un Service Presse pour Albin Michel Imaginaire.
Merci à Gilles Dumay pour sa confiance !
Fiche JKB
Titre original :
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