
Par Chris Brookmyre
Chris Brookmyre est un auteur prolifique dans sa langue natale, et sa bibliographie sur goodreads.com le prouve avec près de trente titres. Ceci étant dit, sa production est en majorité classée dans la section “mystery & thrillers” (*), et la “Ville dans le ciel” semble être sa première incursion dans la SF, en même temps que son premier livre traduit en français. Et dès les premières pages, ça se voit : le monsieur a clairement de l’expérience dans son genre de prédilection, puisqu’avant même la mise en place du décor, une station spatiale de la taille d’une ville (surnommée Ciudad de Cielo), il prend le parti de nous projeter sans préambule au cœur d’une scène de crime abominable. Rien de mieux en effet pour retenir l’attention du lecteur qu’un corps démembré, dont les morceaux épars flottent dans la pesanteur réduite d’une station spatiale !
(*) J’ai ainsi appris l’existence du terme Tartan Noir pour désigner une sorte de courant littéraire : si tu es écossais et que tu écris dans le genre roman noir/polar hardboiled, t’en es !
Polar (post-)cyberpunk
Avec son futur proche et facile à aborder, son ton et son rythme bien tranchés, j’avoue avoir bien accroché à ce roman qui m’a aussitôt fait penser à un récit sauce “cyberpunk”, dans la veine d’un Richard Morgan. Quelques éléments m’y ont évidemment poussé : un duo de personnages aux caractères bien trempés, badass et atypiques ; des éléments science-fictionnels familiers et peu déroutants ; le tout emballé dans un décor clinquant de technologie conquérante, cachant pourtant quelques coins sombres !
Décor clinquant : Ciudad de Cielo est le siège du “grand projet” de l’humanité. Bâtie sur les bases de l’actuelle ISS, c’est là que les meilleurs ingénieurs et chercheurs inventent les technologies qui permettront la création du premier vaisseau interstellaire, l’Arca. Un projet qui après quatre décennies, n’en est encore qu’à l’état embryonnaire, mais qui a servi et continue de servir de locomotive pour une kyrielle d’autres projets périphériques, certains ayant d’ailleurs mené à quelques percées scientifiques !
Personnages badass et profils atypiques : l’enquête qui s’ouvre pour élucider ce crime, le premier meurtre jamais commis sur CdC, oblige Nikki Fixx, la plus corrompue des agents de sécurité, à collaborer avec la plus douée et la plus honnête des juristes-enquêtrices de la FGN, l’équivalent de l’ONU dans le futur, Alice Blake, arrivée sur CdC le matin même du meurtre !
Futur proche et familier : l’avenir sera capitaliste et fortement hispanophone ! CdC est, dans les faits, dirigée et possédée par un trust de quatre “transnationales”, présenté sans plus de détails par l’auteur sous le nom de Quadriga, et dont les activités en orbite sont à peine surveillées par quelques fonctionnaires travaillant, eux, pour la FGN (*). Et ainsi, comme de juste, bien que se présentant comme une sorte de modèle idéal de l’avenir pour l’humanité restée sur Terre, la belle station spatiale se révèle en fait rongée par la corruption, que ce soit au plus haut niveau ou dans des taudis cachés dans les couloirs d’entretiens désertés de la “ville”. Couloirs et taudis dont tout le monde tait l’existence, puisque ni les uns ni les autres ne devraient même exister !
(*) Fédération des Gouvernements Nationaux : pas plus de détails que pour la Quadriga. Mais on en déduira une opposition Gouvernements/Entreprises marquant le paysage politico-social de ce futur imaginé par l’auteur.
Technologie & Efficacité®
En n’extrapolant que très peu sur les avancées scientifiques qui nous attendront peut-être d’ici quelques décennies, Brookmyre se place sur un terrain science-fictionnel convenu : CdC est ainsi effectivement l’héritière de l’ISS, devenue une sorte d’énorme double roue tournant sur elle-même, et le voyage pour y accéder ne se fait plus par fusée, mais via un ascenseur spatial(*) !
(*) Une technologie sur laquelle on revient en force ces derniers temps, car possiblement plus rentable que les actuelles fusées pour déplacer du fret en orbite et retour…
Et, même si sur CdC on cherche à inventer les technologies du futur, on n’y trouve, par exemple, ni androïdes, ni clones. Rien que des ouvriers qualifiés, du personnel administratif et des chercheurs, mais qui ont par contre presque tous adopté une technologie révolutionnaire : le “filet”. Créé par Neurosophie, l’une des entreprises de CdC travaillant autour du projet Arca, ce dispositif a remporté un vif succès au vu son incroyable utilité ! Imaginez : une fois opéré un patient porteur du filet (qui est bien un filet enveloppant le cerveau) peut par exemple acquérir des compétences de pilote de navettes ou d’ingénieur spécialisé en agrotech, ou bien encore celle de parler finlandais ou japonais ! L’auteur n’invente d’ailleurs ici pas grand-chose de neuf pour le lecteur familier de quelques romans cyberpunk chroniqués ici, ou pour qui se souviendrait du film “Strange Days”, un thriller qui jouait déjà avec une technologie du même genre, quoique de manière nettement moins intrusive.
C’est d’ailleurs l’un des traits qui rend facile l’immersion dans l’intrigue de ce roman, pourtant généreusement ponctuée de nombreux rebondissements : ses détails science-fictionnels à l’air familier. Comme le flicage par télésurveillance et la reconnaissance faciale, omniprésents ; ou ces lentilles de contact, portées par tous les habitants de CdC, et qui surimpriment à votre vision naturelle telles ou telles informations relatives aux lieux et aux gens que vous croisez (“Vous venez de parler à Vlad Machin” ;“Vous êtes devant le sas d’accès du quartier Truc”) Ce ne sont pas des technologies trop avancées ou exotiques et leur réalité est plutôt facile à intégrer pour le lecteur. Et pour la plupart, ces détails ne se contentent pas de faire accessoires : ils servent effectivement le propos de l’histoire, et permettent à l’intrigue et à l’enquête d’avancer !
Thriller : Enquête et complot
Si la première partie du roman se révèle assez classique et même plutôt calme, passée l’horrible meurtre, elle se dévore pourtant rapidement et sans provoquer le moindre ennui. Elle a même un côté assez délectable, puisqu’elle sert à planter le décor, à se frotter à Ciudad de Cielo, laquelle ne manque pas de surprises qui la rendent pour le coup assez exotique pour une station spatiale ! Le commerce d’alcool de contrebande et la prostitution y sont ainsi parmi les principales économies illégales plus ou moins tolérées par la Quadriga, et ont même fait l’attrait et la réputation de certains quartiers de CdC. Quartiers dont les bars et autres clubs plus ou moins bizarres font bien sûr le bonheur de Nikki, qui y exerce évidemment son racket en bonne flic corrompue qui se respecte ! Et les visiter, en partageant l’ébahissement intérieur de la trop-honnête-pour-être-vraie Alice devant les multiples exemples d’activités illicites qu’on peut trouver sur CdC, ravira sans doute les lecteurs aussi cyniques(*) que moi !
(* ) Oui, je suis du genre à me moquer volontiers des travers des sociétés qui se prétendent parfaites !
Avec une narration alternant entre les points de vue des deux héroïnes, Brookmyre fait ainsi progresser, sans baisse de rythme son histoire, laquelle va bien sûr aller en s’assombrissant au fur et à mesure que l’enquête révélera les contours d’un terrible complot. Le tout en semant de-ci de-là quelques indices dissimulés avec plus ou moins de brio, parfois même au milieu de considérations, à peine intellectuelles, sur “la place des individus dans la société”, et “la définition de l’individu”. Les protagonistes, et pas seulement Nikki et Alice, n’hésitent en effet pas à se lancer de temps à autres dans des conversations ou des discours plus ou moins philosophique sur ces sujets(*), ce qui évite à l’ensemble d’avoir l’air d’un pur roman d’action.
(*) Rappelant en cela Blade Runner : de l’action et des discours métaphysiques (“– Je pense, donc je suis, Sébastien…”)
Un récit à la mécanique (trop) bien huilée ?
Sans trop vouloir spoiler l’évolution et la fin de l’intrigue, il faut tout de même que je dise qu’à force de vouloir se la jouer classique, Brookmyre se retrouve à faire appel à des ressorts un peu faciles : la seconde partie, cocktail d’actions, de violence et de twists, se retrouve ainsi un peu entachée par le cliché du flic qui doit se faire virer/inculper par sa hiérarchie, pour qu’enfin avance son enquête ! Absence de surprise, moins agréable par contre : j’ai vu venir de (trop) loin le coup de théâtre qui clôt la deuxième partie (ce qui sera sans doute le cas de tout le monde, l’auteur ayant à ce moment-là déjà laissé trainer trop d’indices). Un fait qui m’a pas mal refroidi, au point même de me pousser à laisser de côté ce livre pour quelques jours, alors que je m’y étais jusque-là immergé avec joie !
La troisième partie et l’issue de l’enquête, bien que cohérents et agréables, ont d’ailleurs eu bien du mal à rallumer mon intérêt quand j’ai repris ma lecture : trop précipitées ou trop faciles à mon goût ! Avec de surcroit une manière de faire s’emboiter trop parfaitement les différentes intrigues et sous-intrigues(*) du récit, qui aurait normalement du me plaire, mais qui m’a finalement agacé ! Pas sûr pour autant que ce sera un point partagé par tout le monde, et pas sûr non plus que ça empêchera d’autres lecteurs d’apprécier l’ensemble du livre.
(*) Notamment la plus importante, dont j’avais deviné, en gros, la teneur dès la page septante-trois !
Recommandé ?
En conclusion, je peux donc vous recommander ce livre, mais pas sans vous mettre en garde ! Si vous êtes déjà un grand amateur de SF ou de thrillers, que ce soit sous forme de livres ou de films, il y a fort à parier que vous trouviez, comme moi, qu’il manque d’originalité ! Par contre, si vous cherchez une bonne enquête, un bon thriller divertissant et captivant, il est plus que probable que vous ne vous ennuierez pas en lisant “La Ville dans le ciel”.
Pour ma part, vous l’aurez noté, je n’ai pas réussi à apprécier complètement ce livre pourtant captivant, mais qui m’aura finalement donné l’impression de piocher ses idées un peu trop souvent dans d’autres livres ou films, devenus pour moi des classiques ! Raisons qui m’ont poussé à lui mettre en définitive une note juste au-dessus de la moyenne, malgré les quelques bons moments passés à le lire !
Fiche JKB
Titre original :
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2 réponses à “La Ville dans le ciel”
Intéressante critique. Dommage que tu ne l’aies pas apprécié. Perso je le mets dans mon top 3 lu l’année dernière (avec la 3eme griffe de dieux, et Quitter les monts d’automne). C’est pas si facile de faire un bon polar sf old school. Englouti en un rien de temps.
Je l’ai apprécié. J’ai même adoré certains concepts (la conscience de soi, une illusion : bien amené, bien expliqué). Mais je me suis douté de trop de trucs pour trouver le final surprenant, du coup c’est la fin qui a raidi mon jugement.