Par Richard Morgan
La science-fiction ce n’est pas toujours des planètes ou un futur lointains. Ce n’est pas toujours non plus des mutants, des vaisseaux spatiaux, des voyages dans le temps ou des aliens qui débarquent. Il suffit juste parfois de situer l’action de son histoire dans un futur plus ou moins proche et d’exagérer des traits et des idées issus du présent. Tenez : imaginez, dans quelques décennies, le monde des entreprises multinationales, de leurs cadres en costard-cravate cramponnés à leur sacro-saint esprit de compétition, si bénéfique pour le marché, mais en version Mad Max (*): vous aurez là un pitch de science-fiction qui parlera à tout le monde !
(*) ou en version Rollerball + Mad Max. L’auteur confesse d’ailleurs que ces deux films ne sont pas étrangers à la genèse de son roman.
Richard Morgan commence à être fameux pour de nombreuses raisons : son roman Altered Carbon a récemment été adapté en série sur Netflix, comme le rappelle le 4ème de couverture de Market Forces, par exemple, et plusieurs de ses romans ont été primés. Pour ceux qui lisent plus de SF qu’ils n’en regardent, il est aussi assez célèbre pour son style qui varie assez peu de romans en romans : du sexe, du sang, de l’action, des personnages vraiment très badass à la morale élastique et des intrigues dans lesquelles ses héros se débattent dans ou contre des systèmes “tropinjustes” (*). Market Forces ne déroge en effet pas à ces règles : ça meurt, ça baise à tout-va, et tout du long ça castagne dur. Très dur ! Et ici, le système plus ou moins pourri, bien que familier, a de quoi mettre mal à l’aise : “Tu veux monter dans la hiérarchie de cette belle multinationale ? Tu veux un meilleur salaire et plus de stock-options ? Tu veux être célèbre, respecté et qu’on parle de toi à la TV ? Alors, tue ton rival, ton collègue ou, pourquoi pas, même ton supérieur ! Dégomme-le, ou empêche-le de te dégommer !” Plus que permis, ce process est même encouragé et est plutôt bien vu tant par les actionnaires des multinationales que par le public. À condition tout de même que cela soit fait en respectant une sorte de code : il faut que les deux parties acceptent le duel et que ça se passe sur la route, les duellistes devant en découdre au volant de leurs voitures ! (**)
(*) Comme dans “tropinjuste, Priscilla !” Oui, je viens de créer un adjectif fourre-tout avec Caliméro comme référence : pardon, je n’ai pas trouvé de terme plus parlant.
(**) En fait, tuer n’est pas obligatoire. Il faut juste être sûr que l’autre n’arrive pas à destination, et ce par tous les moyens. Cela dit quand on joue à se caramboler à plus de 120 km/h sur l’autoroute, mourir est une option forte.
Marchés émergents, Gestion des conflits
Chris Faulkner, notre “héros” (*) est un cadre qui vient de quitter sa boite, dans laquelle il s’occupait des “marchés émergents” pour en intégrer une autre, cette fois dans le département “gestion des conflits”. Dit comme ça, il ne devrait pas il y avoir de quoi s’émouvoir, on est dans le connu : des termes très “novlangue”, non ?!
(*) Héros : terme que je vais continuer à utiliser, faute de mieux, même si le personnage n’a rien d’héroïque.
Sauf que : s’occuper d’un marché émergent, c’est s’assurer que telle république perdue dans le sud-est asiatique va bien déréguler ses lois du marché et du travail, qu’elle va cesser de vouloir avoir un système éducatif performant et qu’elle va réduire les budgets sociaux et de la santé. Un marché émergent : une nation pauvre, aux abois, dans laquelle il fera bon investir, facilement, sans avoir à trop se préoccuper des problèmes liés aux syndicats, aux lanceurs d’alerte. Sans s’inquiéter des conséquences désastreuses que certaines industries trainent invariablement dans leurs sillages (*).
(*) Incendies d’usines-dortoirs ; pollution aux métaux lourds ; enfants malformés : toutes ces petites concessions qui nous permettent d’acheter des jeans à 10.-, vous savez ?!
Sauf que : la gestion des conflits, c’est les gérer, pas vouloir y mettre un terme. C’est savoir à qui on livrera des kalachnikovs, des roquettes ou des hélicoptères. Au dictateur immonde de ce petit pays d’Amérique du sud, qui fait régulièrement tirer la police sur la foule osant manifester son mécontentement ? Ou à la guérilla néo-trotskiste (*) planquée dans la jungle, qui régulièrement fait sauter des bombes dans les favelas qu’elle trouve “trop conciliantes avec le pouvoir en place” ? Un choix pas si cornélien que cela, puisqu’il faut surtout s’assurer que, peu importe à qui on les livrera ces armes, la production et l’acheminement de cocaïne n’en souffrira pas. “Il faut bien que ces gens puissent nous payer !”
(*) Attention : j’ai cédé à la facilité, là. On peut tout à fait trouver des guérilleros néo-berlusconistes, si on cherche bien…
Et notre protagoniste ? C’est un bon cadre. Quel que soit le département auquel on le rattache, il fait le boulot. À fond et sans état d’âme. Comme tous ses collègues, du moins ceux qui durent. Avec un peu plus de hargne que les autres, peut-être. Et s’il faut en passer par un petit duel, qu’à cela ne tienne, Chris est bon conducteur ! Très bon. Il n’y a qu’une seule malheureuse fois où il n’a pas été jusqu’au bout. Une seule fois, où il n’a pas achevé son adversaire : rien de grave. Erreur de jeunesse. Les actionnaires comptent donc sur lui, à raison !
Les salopards aussi ont des rêves
L’une des questions que pose ce livre est donc de savoir si les salopards ont une âme, car des rêves tout le monde en a(*). Et pour avoir la réponse à cette question, il faut s’accrocher. Du moins est-ce ce que je me suis dit durant les premières pages. Parce que le dégoût m’a bien sûr saisi en commençant ce livre. S’attacher à Chris ? Certainement pas : trop cynique, sans compassion et aveuglé par le succès, il peine à susciter la sympathie ! Mais c’est pourtant là que Morgan est fort : peu importent les horreurs que Chris commet au fil des pages, on continue à le suivre, on ne s’arrête pas, on enchaîne les chapitres, avec parfois l’envie de vomir. Avec parfois l’espoir, aussi, que ce tourbillon d’horreurs cesse. Qu’il réalise ce qu’il fait et ce qu’il est. Et là aussi, l’auteur sait y faire : il faut bien que lecteur ait un espoir que ça change, pour continuer à suivre cette terrible “geste du salopard”. Intervient donc à un moment l’espoir d’une rédemption, la possibilité pour notre héros de sortir de ce système. Car s’il est loin d’être sympathique, Chris n’en est pas moins un prisonnier aux choix limités : on ne quitte ces multinationales performantes que rarement, et le plus souvent en petits morceaux, “façon puzzle”.
(*) même si les rêves de certains peuvent être les cauchemars des autres.
“À vous de décider, Chris !”
Prendre des décisions, est donc bien l’un des enjeux de ce livre. Du moins, si on croit avoir un choix. Si les jeux ne sont pas faits d’avance. Si les règles ne sont pas, finalement, faussées. Et c’est aussi au lecteur de décider ce qu’il pensera de tout cela, une fois le livre dévoré. Car ne vous y trompez pas : aussi horrible qu’il en a l’air, c’est un livre percutant, généreux en rebondissements et régulièrement éclairé par des moments de lucidité glaçante. Morgan livre ici l’une des critiques les plus acerbes et impitoyables du système néolibéral qu’il m’ait été donnée de lire. En mode film d’action décomplexé. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est fun et intelligent, mais le fait est que ça dépote sans oublier de faire, un petit peu, réfléchir.
On a donc là un bon livre de divertissement, certainement pas recommandé aux âmes sensibles, mais auquel je met finalement une bonne note globale. À ma grande surprise.
Fiche JKB
Titre original :
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2 réponses à “Market Forces”
Pas encore lu celui la, mais j’adore le cynisme et la précision de cet auteur qui ne recule devant rien.
Takeshi Kovacs, un personnage marquant, pas vraiment gentil, mais un bon être humain au final. Ce Chris Faulkner me parait du même acabit…
Dans le genre cynique, le personnage bat quelque records !