Par Kij Johnson
Kij johnson, que je ne connaissais pas du tout, se trouve ĂȘtre elle aussi au sommaire de lâanthologie anglophone âReimagining Lovecraftâ, tout comme les novellas les âAgents de Dreamlandâ et la âBallade de Black Tomâ .
â- Encore une Lovecrafterie !?â, allez-vous vous exclamer⊠Oui, mais il ne sâagit pas pour une fois dâun texte dâhorreur. Au contraire mĂȘme, car ici lâautrice a dĂ©cidĂ© de nous emmener (re)visiter les ContrĂ©es du RĂȘve, celles que Lovecraft dĂ©crivait dans âLa QuĂȘte onirique de Kadath lâinconnueâ.
Je nâavais moi-mĂȘme pas remis les pieds dans ces ContrĂ©es du RĂȘve depuis prĂšs de trente ans(*). Câest donc avec vraiment un minimum de bagages que je me suis lancĂ© dans cet voyage-hommage, ce qui ne mâa pas empĂȘchĂ© de lâapprĂ©cier. Jâen suis dâailleurs ressorti avec lâenvie de relire le texte original.
(*) Trente ans sans avoir relu le texte de HPL. Mais en vĂ©ritĂ©, jây retourne presque chaque annĂ©e en compagnie dâun chien et dâun chat. Mais il sâagit dâun autre livre et dâune autre histoire qui verra bientĂŽt paraĂźtre sa critique sur ce blog.
Ulthar, son Université et ses chats
La ville dâUlthar, une citĂ© de taille moyenne des ContrĂ©es du rĂȘve peuplĂ©e dâhumains et de nombreux chats(*), abrite, comme dâautres villes de ce monde onirique, une universitĂ© dĂ©diĂ©e Ă la connaissance et aux Ă©tudes. En son sein nĂ©anmoins se loge une exception notable : son CollĂšge des femmes ! Exceptionnel, car offrant aux femmes la possibilitĂ© de se consacrer Ă lâĂ©tude et lâapprentissage, il est dirigĂ© (presque) en toute autonomie par une direction Ă©galement fĂ©minine, constituĂ©e de professeures, de doyennes et du personnel administratif habituel de ce genre dâĂ©tablissements. Une raretĂ© dans ce monde tout autant dominĂ© par le patriarcat que le nĂŽtre !
(*) Il est dâailleurs rappelĂ© que ces perfides fĂ©lins aux miaulements enjĂŽleurs, peuvent voyager entre les mondes du rĂȘve et du rĂ©el selon leur bon vouloir.
Ayant posĂ© lĂ ses bagages aprĂšs une jeunesse faite de voyages et dâaventures pĂ©rilleuses, Vellit Boe sây est trouvĂ©e si bien quâelle sây est Ă©tablie dĂ©finitivement en tant que professeure dans le domaine des mathĂ©matiques. Et câest entre ces murs, dans le calme tout relatif de lâenseignement, quâelle laisse doucement les annĂ©es filer et le souvenir de ses pĂ©rĂ©grinations de jeunesse sâestomper. Enfin, jusquâĂ ce que sâouvre le livre !
Ă la poursuite des amoureux
Lâexistence du CollĂšge des femmes est en effet soudainement chamboulĂ©e par un Ă©vĂ©nement des plus romantiques : lâune des trois Ă©tudiantes favorites de Vellit vient en effet de fuguer et semble avoir quittĂ© Ulthar pour suivre son rĂ©cent bĂ©guin, un visiteur du monde rĂ©el, un âRĂȘveurâ(*). Celui-ci lui a en effet proposĂ© de lâemmener dĂ©couvrir son monde, une perspective attirante pour la jeune Ă©tudiante aussi curieuse quâamoureuse. Mais pour quitter le monde des rĂȘves, le jeune couple doit se rendre jusquâĂ lâun des rares passages qui permettent de passer dâun monde Ă lâautre : un voyage sur des routes hasardeuses qui pourrait bien se rĂ©vĂ©ler fatal pour ces deux jeunes amoureux inexpĂ©rimentĂ©s !
(*) Terme qui dĂ©signe les visiteurs venus du monde rĂ©el, la Terre, et qui parviennent Ă rester dans les ContrĂ©es du RĂȘve, tel le fameux Randolph Carter, hĂ©ros de âLa QuĂȘte onirique de Kadath lâinconnueâ et ancien amant de Vellit.
Câest bien sĂ»r parce quâelle sâinquiĂšte pour son Ă©lĂšve que Vellit dĂ©cide de se lancer Ă leur poursuite, mais câest une autre raison qui rend son dĂ©part aussi impĂ©ratif quâimmĂ©diat aux yeux du conseil du CollĂšge ! Le scandale de cette fugue pourrait en effet bien mettre fin Ă la tolĂ©rance qui permet lâexistence mĂȘme du CollĂšge de femmes au sein de lâuniversitĂ© dâUlthar ! Rendossant alors son sac Ă dos usĂ© et sâĂ©quipant de son vieux bĂąton de marche, la voilĂ donc partie dâun bon pas comme au temps de sa jeunesse, seulement accompagnĂ©e dâun chaton noir qui, la voyant quitter lâuniversitĂ© dâUlthar, sâattache Ă ses pas.
âDe trois Ă douze jours, selon son humeurâŠâ
Les royaumes, les vallĂ©es et les fleuves des ContrĂ©es quâon traverse lors du voyage de Vellit sont aussi fantastiques quâon pourrait sây attendre, sâagissant dâun monde onirique. En lecteur averti, pourtant, certaines descriptions, ou mĂȘme le rappel de certains Ă©tats de faits propres Ă ce monde, mâont parfois totalement pris par surprise ! Comme lorsque Kij Johnson indique que, dans les ContrĂ©es, les lois de la physique passent bien aprĂšs les caprices des dieux, et que mĂȘme la durĂ©e dâun voyage en voilier peut varier selon les envies de la mer ou la mauvaise volontĂ© dâun fleuve !
Et câest Ă plusieurs reprises que je me suis fait rappeler, par la plume subtile de lâautrice, Ă quel point ce monde Ă©tait unique dans le genre du fantastique : quand Vellit contemple au loin une montagne, immense au point de presque dĂ©chirer le ciel, câest parce que, littĂ©ralement, le ciel est bel et bien une voute physique ! Un ciel Ă©trange pour nous autres du monde rĂ©el, une toile mouvante, pouvant laisser apparaĂźtre des formes fugaces, reflets peut-ĂȘtre de quelque mouvement dâun monstre ou dâun dieu, et qui nâabrite en tout et pour tout que nonante-sept(*) Ă©toiles ! Bref la quĂȘte de Vellit est un voyage certes risquĂ©, mais qui a vraiment de quoi Ă©merveiller par ses paysages, ses citĂ©s et ses rebondissements !
(*) Soit 97, en suisse-romand.
Le monde de Lovecraft vu par une femme
Suivre Vellit Boe dans son pĂ©riple est un plaisir bien sĂ»r dĂ» aux merveilles et aux Ă©trangetĂ©s des ContrĂ©es, quâon traverse avec elle, mais câest Ă©galement parce que lâaventuriĂšre quâelle Ă©tait, et quâelle se voit forcĂ©e de redevenir, est dâune sacrĂ©e trempe ! Courageuse, obstinĂ©e, presque faite dâacier, il nây a quasiment pas un moment qui la verra reculer devant les difficultĂ©s de sa quĂȘte ! Parmi ces difficultĂ©s, on trouvera bien entendu celles que peut causer la frĂ©quentation des goules(*), ou le fait de traverser la âforĂȘt des zoogsâ, mais aussi celles auxquelles une femme, quâon prĂ©fĂšre considĂ©rer comme fragile et vieille en raison de ses cheveux gris, doit chaque jour surmonter. Et jâai personnellement adorĂ© la maniĂšre dont Vellit Boe se rĂ©vĂ©lait au long du livre un personnage discret mais fort.
(*) Ce livre a beaucoup changĂ© mon avis sur ces ĂȘtres mangeurs de cadavres. Si, si ! Et ça changera le votre aussi !
La postface/interview de lâautrice indique bien, pour qui ne lâaurait pas remarquĂ©, que la grande thĂ©matique de cet hommage consistait Ă faire dâune femme le sujet principal, pour une fois, dâun texte tournant autour des univers de Lovecraft. Et pour le coup, câest Ă mon avis tellement bien rĂ©ussi quâon ne peut pas Ă proprement parler ici dâun texte qui nâaurait dâautre dimension que fĂ©ministe. Câest bien entendu une dimension prĂ©sente, surtout dans le renversement qui sâopĂšre dans le dĂ©nouement de lâhistoire, mais câest un texte rĂ©ussi mĂȘme si on oublie cette particularitĂ©.
Au finalâŠ
Jâai Ă©crit, alors que je lâavais pas encore fini, que ce livre avait Ă©tĂ© lâun de mes plus dĂ©licieux voyage de cet Ă©tĂ©, et je ne vais pas revenir lĂ -dessus ! Et mĂȘme si je me dis a posteriori que jâaurais peut-ĂȘtre dĂ» prendre le temps de relire le texte de Lovecraft avant de lire celui-ci, je ne me suis pas du tout senti frustrĂ© de mes manques en matiĂšre de rĂ©fĂ©rences. Kij Johnson a donc rĂ©ussi lĂ un trĂšs bon texte, qui de plus mâa donnĂ© une forte envie de lire le texte de Lovecraft. Ce qui me conduira sans doute Ă relire ce livre Ă la suite ! Si câest pas une rĂ©ussite, çaâŠ
Un dernier truc : jâai voulu au moins une fois appuyer sur le fait que lâĂ©criture de Kij Johnson Ă©tait du grande subtilitĂ©, mais je nâarrive pas Ă mâempĂȘcher de le faire remarquer une fois de plus ! Le ton, le choix des mots, la concision de certaines phrases qui posent un dĂ©cor total en moins de 5 mots : jâai Ă©tĂ© Ă©patĂ© dĂšs les premiĂšre pages, et ça nâa pas changĂ© par la suite. GrĂące soit donc rendue ici Ă la traductrice de lâouvrage, Florence Dolisi dont le travail est Ă mon avis magnifique !
Fiche JKB
Titre original :
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